Saga du ROUGE, 2 – La puissance d’une couleur

SagaduRouge2-La puissance du rouge

Dans notre premier épisode sur le rouge, nous parlions du rouge comme d’une déclinaison de teinte et de vocabulaire. Mais le rouge nous invite à d’autres entrées en matière. Cette couleur dominante est la couleur des puissants, celle des révolutions de l’époque contemporaine, celle des femmes d’une mode conquérante et séduisante… le rouge est plein d’enjeux, à commencer par la maîtrise de sa composition chromatique.

La chimie du rouge

Le rouge est en Occident la première couleur que l’homme ait maîtrisée, aussi bien en peinture qu’en teinture. C’est probablement pourquoi elle est longtemps restée la couleur «par excellence», la plus riche du point de vue matériel, social, artistique, onirique et symbolique. Effectivement avec le blanc et le noir, le rouge est une des couleurs qui cristallise un certains nombre de codes sociaux.

Dès – 30 000 ans, l’art paléolithique utilise le rouge, obtenu notamment à partir de la terre ocre-rouge l’hématite et les bosses de la paroi rocheuse pour représenter un troupeau de bisons au fond d’une grotte : le splendide bestiaire de la grotte Chauvet ! Au néolithique, on a exploité la garance, cette herbe aux racines tinctoriales présente sous les climats les plus variés, puis on s’est servi de certains métaux, comme l’oxyde de fer ou le sulfure de mercure… La chimie du rouge a été très précoce, et très efficace, d’où le succès de cette couleur. Ici commence l’histoire de la teinte rouge qui est la couleur par excellence, nous dit Michel Pastoureau, historien de l’art et spécialiste des couleurs.

Couleur de pouvoir

Dans la Rome impériale, le rouge que l’on fabrique avec la substance colorante du murex (un coquillage rare de la famille du purpura récoltés en Méditerranée), est réservé à l’empereur et aux chefs de guerre. La pourpre est un produit de très grand luxe qui est progressivement réservé à l’exercice d’un sacerdoce, d’une magistrature ou d’un commandement militaire. L’expression « prendre la pourpre » signifie accéder à de très hautes fonctions, civiles ou militaires.

Au Moyen Âge, cette recette de la pourpre romaine s’est perdue (les gisements de murex sur les côtes de Palestine et d’Égypte sont épuisés), on se rabat sur le kermès, ces œufs de cochenilles qui parasitent les feuilles de chênes. Grâce à ces petits œufs, on obtient un rouge très intense et très convoité des puissants. La garance (rubia tinctorum) est alors laissée au peuple qui l’utilise pour ses habits de fête.

La cochenille à l’origine est un « insecte minuscule parasite d’un cactus d’Amérique centrale [qui] produit le rouge le plus parfait… Juste débarqués sur les marchés mexicains, les conquistadores s’emparent du rouge absolu pour en faire l’emblème de l’âge d’or espagnol. Démonstration de puissance, objet de la convoitise des puissants d’Europe qui envoient corsaires et espions sur les mers du monde pour s’emparer de l’insecte… » –  Amy Butler Greenfield, historienne et petite fille de teinturier.

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La garance des teinturiers
Illustration de Franz Eugen Köhler, Köhler’s Medizinal-Pflanzen
Le murex prisé par la Rome impériale
Photo by Hectonichus 
Récolte de la cochenille au XVIIIème siècle
Illustration extraite de: Memoria sobre la naturaleza, cultivo, y benefi cio de la grana, 1777, par José Antonio de Alzate y
Ramírez (1737-1799)

On notera à propos de la garance qu’elle sera employée jusqu’au XIXe siècle en teinturerie où elle sera synthétisée. Par ailleurs, elle sera très longtemps utilisée pour les uniformes militaires (jusqu’au pantalon garance de l’infanterie au début de la P). En effet, il était considéré que l’uniforme devait être beau -donc rouge cqfd– pour que le fantassin se sente à son avantage… Le XXe siècle et la tragique Première Guerre mondiale balaya prestement cette idée préférant dès 1915 l’uniforme bleu-horizon au pantalon garance.

Il reste que le rouge est LA couleur. Celle des puissants, des rois, d’ailleurs la couleur héraldique de gueules l’emporte dans l’aristocratie féodale sur les or et argent, azur, sable ou sinople. La robe rouge des juges aux enterrements royaux rappelle que les souverains meurent mais que la justice est immortelle. C’est aussi la couleur de l’amour, mystique ou charnel, dans les romans de chevalerie.

Le rouge : de la morale à la revendication

Et même si le rouge est aussi la couleur du sang, du Diable, de la luxure, le Moyen-Age s’accommode de cette ambivalence jusqu’à la Réforme protestante qui vient « moraliser » et presque bannir l’usage du rouge dans le quotidien des laïcs. Ainsi du XVIe au XVIIIe siècle, le bleu est préféré au rouge.

Néanmoins au XVIIIe siècle, hommes et femmes sont très friands du rouge. Il s’agissait alors du fard à joue et lèvres qui servaient, comme le blanc de céruse (toxique), à cacher les ravages de la petite vérole pour certains ou simplement en coquetterie pour d’autres.

De l’époque moderne à l’époque contemporaine, la valeur sacrée du rouge laisse peu à peu la place au plaisir. Au XIXe, les théâtres et opéras se parent de rouge. Le rouge se met en scène. Le costume de scène lui ajoute ainsi une connotation dramatique.

Enfin à partir de la Révolution française, et du drapeau rouge choisi en hommage aux « martyrs de la Révolution », le rouge devient une couleur révolutionnaire, une manifestation des oppositions et de la révolte. Le communisme s’empare de cette couleur pour en faire son étendard.

Attention toutefois à une amalgame facile, à Moscou la « place Rouge » s’appelle ainsi non à cause de la couleur brique des bâtiments mais parce que c’est la plus belle place de la ville. En russe, krasnoï veut dire « rouge » mais aussi « beau » étymologiquement, la place Rouge est donc la « belle place ».

Corail symbole de force et de puissance

Le corail fascine les hommes depuis toujours, cet « arbre » pétrifié à la couleur écarlate issu des profondeurs marines invite forcément à la légende. Il possède un pouvoir d’attirance chez l’homme qui lui prête facilement en retour de multiples vertus et croyances. Il mettrait en échec le mauvais, protègerait les récoltes, donnerait à la terre sa fertilité, défendrait les navires contre la foudre, éloignerait la haine de la maison.

Les premières utilisations du corail remontent en effet au Paléolithique supérieur (env. -20 000).  Matériau très prisé, les Égyptiens, les Grecs et les Romains le représenteront sur des peintures murales, sur des vases, ou l’utiliseront pour la réalisation de bijoux et d’objets divers. Le commerce antique échangeait le corail de Méditerranée contre l’ambre de la mer du Nord. Ainsi les Gaulois ornaient leurs armes et armures de coraux capturés dans les mers de Sicile et de Sardaigne.

La religion chrétienne fera de la couleur rouge du corail le symbole du sang du sacrifice du Christ ce qui lui confèrera des pouvoirs magiques, accentués par sa localisation dans les profondeurs marines. Au Moyen-âge, il était d’usage de porter dans sa bourse quelques morceaux de corail comme talisman contre les sorcières. Il fut aussi employé à des fins médicales où ses vertus sont supposées nombreuses.

Du fait de sa rareté, de ses vertus et de l’intérêt grandissant pour les sciences naturelles en Europe, le corail devint un des matériaux les plus appréciés pour la création d’objets d’art destinés aux cabinets de curiosités princiers.

Le plus fameux des centres de production d’œuvres en corail, par sa qualité et sa finesse d’exécution est Trapani en Sicile. Elle doit son essor à la Cour du Vice-roi qui commandait aux artisans toutes sortes de fantaisies. La croissance d’une classe prospère de marchands, alliée à un riche clergé, contribua au développement à grande échelle du travail du corail dès le XVIe siècle. Le corail, considéré comme précieux et rare, était offert en tant que cadeau diplomatique à travers les cours européennes et n’était réservé qu’à l’usage de la noblesse ou du haut clergé.

Le prix très élevé du corail rouge en joaillerie a entraîné une disparition presque totale de corallium rubrum sur les côtes françaises et italiennes à des profondeurs de moins de 10 m. Si l’espèce est aujourd’hui réglementé, la lenteur de sa croissance n’a pas encore permis une recolonisation significative. Aussi seuls quelques corailleurs professionnels sont autorisés à prélever du corail à une profondeur de plus de 50 mètres pour permettre aux petits coraux de s’épanouir.

Quoiqu’il en soit, le corail porté par les puissants ou caché au fond d’une poche semblait être une amulette de pouvoir. Symbole de pouvoir et de richesse des puissants, symbole de protection et de pouvoir contre l’ochjiù pour beaucoup.

A la Taillerie du Corail nous sommes sensibles à l’histoire de cette matière noble si habilement surnommée l’Or rouge c’est pourquoi nos créations sont réalisées dans le respect de cette histoire séculaire et si inspirante.

Et surtout ce corail n’a jamais laissé indifférent, par sa couleur fascinante intemporellement à la mode ! Suivez-nous vers notre dernier épisode, celui du rouge fashion !

Sources :

Jean-Georges Harmelin, biologiste marin

Michel Pastoureau, Rouge.Histoire d’une couleur, Seuil, 2016

Amy Buttler Greenfielséd. Autrement, 2007

Rouge. Des costumes de scène (XVIIIe – XXIe siècles) vus par Christian Lacroix, exposition présentée du 25 octobre 2005 au 29 janvier 2006 à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra, Palais Garnier.